Le 12 mai dernier Dr. Mathilde Lemoine Chief Economist du Groupe Edmond de Rothschild, intervenait à Monaco lors de la conférence annuelle sur l’industrie maritime organisée par PwC : « Shipping in Monaco - Sustainability and efficiency ». Voici sa vision macro-économique du monde actuel.
L’Asie est une région du monde convaincue de l’utilité du commerce international. L’accord de libre échange mis en œuvre le 1er janvier 2022 (Regional Comprehensive Economic Partnership) va permettre une accélération du développement économique de cette zone, et donc une augmentation du PIB par habitant qui va faire fructifier le commerce, source de développement et moyen d’envisager positivement les échanges entre les différents continents.
La bonne tenue de la conjoncture actuelle est surprenante et résulte de plusieurs facteurs :
- une situation économique des Etats-Unis extrêmement bonne. La croissance aux USA est très forte, au-delà des perspectives imaginées.
- nous continuons de subir les effets du covid qui a modifié les structures de la consommation. Grâce aux chèques-consommation attribués aux ménages, les foyers aux USA ont sur-consommés, leurs achats se portant principalement sur les biens. Les chiffres macro-économiques reflètent encore les conséquences de cette situation puisque ce sont désormais les services qui font l’objet d’un rattrapage de consommation.
Ralentissement, mais pas Récession
On déplore un ralentissement de l’économie mondiale, principalement dans les pays développés. A contrario en Chine, la croissance accélérée devrait atteindre 5.5% cette année. Aux USA et en zone euro, les perspectives d’activités dans les services sont à la hausse. Nous sommes donc dans un phénomène d’ajustement et de rattrapage avec un ralentissement de la consommation de biens, mais nous ne rentrons pas en récession. L’activité est bonne. Les ménages consomment grâce à l’accumulation de leur épargne. Bonne nouvelle : l’inflation décélère, notamment concernant les prix des matières premières. Cela est dû à la baisse des prix de l’énergie mais aussi au même phénomène de rattrapage. La demande de biens se normalise aux États-Unis : la consommation de biens représente aujourd’hui environ 36% de la consommation totale des ménages, une proportion proche de celle de 2019.
Une inflation durable ?
La croissance des salaires horaires aux USA décélère quels que soient les secteurs d’activité, et le rattrapage des salaires se fait quasi-exclusivement dans le secteur des leisures-hospitalities. Sur la perspective d’une inflation auto-alimentée par une boucle prix-salaire, je suis donc dubitative car cette dynamique est liée aux effets postpandémie. Les entreprises ces derniers trimestres avaient un fort pricing-power (grâce aux subventions gouvernementales pour les ménages liées au prix de l’énergie, et au phénomène de rattrapage lié à la pandémie) mais les gouvernements vont subventionner de moins en moins les prix à l’énergie, et les entreprises n’envisagent plus d’augmentation des prix de leurs produits. 1000 milliards de dollars de subvention au prix à l’énergie ont été distribués dans le monde, dont 480 milliards en zone euro. Cela explique pourquoi la croissance est meilleure que prévu.
Bonne nouvelle concernant l’anticipation d’inflation. Aux USA, la croissance tendancielle est de 2.5%. En Europe de 1.5% pour les plus optimistes, de 1.1% pour les autres. A terme, l’inflation devrait être à peu près au niveaux des croissances tendancielles. C’est le cas aux USA, pas en zone euro où les anticipations d’inflation sont de 2.3% (cela montre à quel point la réserve fédérale est crédible et combien la BCE ne l’est pas !). Au-delà de la politique budgétaire mise en place, ils étaient déterminés à préserver la crédibilité de leur banque centrale avec des politiques de hausse des taux et de réduction du bilan. Et cela a fonctionné. Très bonne nouvelle pour la stabilité financière certes, mais cela signifie aussi que la réserve fédérale n’a jamais eu autant d’impact sur les marchés financiers mondiaux, malgré l’émergence de l’Asie.
Autres éléments de soutien : la perspective de fin du cycle de hausse de taux, et donc de la déstabilisation des marchés financiers, notamment les marchés bancaires. L’accélération de la croissance et la dépréciation du dollar est plutôt positive pour les pays émergents.
2024 : quelles perspectives ?
Le phénomène de rattrapage de la demande de services en 2023 sera forcément moindre en 2024. Parallèlement, le moindre soutien sur les prix à l’énergie engendre des risques politiques. L’élection à Taiwan en 2024 peut engendrer des tensions, des, incertitudes, tout comme les élections américaines.
Autre élément d’inquiétude : les resserrements des conditions de crédits. Les financements seront plus difficiles à obtenir tout comme les lignes de liquidités pour les entreprises. Les coût sont supérieurs, et il y a sur l’immobilier un phénomène de wait and see attitude. Les chefs d’entreprise comme les consommateurs considèrent que l’inflation va décélérer, que les taux vont arrêter de monter et se disent « autant attendre pour avoir un projet immobilier ou développer mon entreprise ». Ce phénomène d’attentisme engendre une chute de la demande, en particulier dans l’immobilier commercial.
La situation est plutôt meilleure que prévu. Les perspectives d’instabilité géopolitiques/conjoncturelles vont peser sur les perspectives de croissance, mais les décisions de politiques économiques prises par les gouvernements américains (décisions communes aux républicains et démocrates) ont restructuré le paysage mondial.
Trois raisons d’être optimistes.
Les échanges entre les USA et l’Asie ont explosé. La « déclaration de guerre technologique à la Chine » des USA a été très...ajustée. Malgré l’augmentation des droits de douane (aux alentours de 20% sur les échanges entre la Chine et les USA depuis D. Trump, et ce des deux côtés) les USA ont réussi à stabiliser leurs échanges avec les Chine. Parallèlement, leurs importations avec l’Asie hors Chine ont aussi explosé de +64% et ce qui est remarquable. En valeurs, ces achats dépassent ceux avec la Chine.
Il n’y a pas d’exemple historique de guerre froide avec des échanges commerciaux en explosion dans les pays partenaires. Il peut y avoir à un moment donné des scénarii de crise, où la Chine bloque des passages maritimes pour cause de forte tension avec les USA. Mais la grande force des Américains est d’avoir développé d’autre sources d’importation en provenance d’autres pays d’Asie (notamment avec le developing asia : Vietnam, Thaïlande, Malaisie, Inde).
L’application de l’accord de libre-échange dans cette zone (hors Chine et Inde, seul grand pays d’Asie qui ne fait pas partie de cette zone commerciale). Cet accord de libre-échange pour la première fois de l’histoire, comprend à la fois la Chine et le Japon, les pays d’Asie du Sud-Est, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Corée. Il va permettre d’accélérer le développement économique de cette zone avec un PIB par habitant qui va lui aussi engendrer une hausse des exportation des USA vers l’Asie.
Les USA ont une croissance extrêmement forte (beaucoup plus qu’en Asie). Le PIB par habitant a augmenté depuis 2010 de 42% alors qu’il reste stable en zone euro. Au-delà de toutes les questions géopolitiques, des flux commerciaux importants vont se développer.
Les USA : une politique volontariste qui fonctionne !
On peut résumer les 2 piliers la politique du Président Biden
- Pour la politique intérieure : faire en sorte que la pandémie n’engendre pas un PIB inférieur à ce qu’il aurait dû être après la crise financière, et surtout que le taux de chômage des afro-américains retrouve son niveau d’avant pandémie très rapidement. Sur ce point c’est une réussite.
- Pour l’extérieur : éviter de se faire distancer une nouvelle fois par la Chine. Après la grande crise financière de 2010, la Chine a entrepris un plan de relance massif, qui atteignait près de 10% de son PIB. Elle a contribué à la croissance mondiale, ce qui est un outil de puissance. Le gouvernement Biden a donc souhaité diversifier les sources d’approvisionnement des USA, pour assurer son développement commercial.
Pour la première fois depuis longtemps, la part des USA dans la croissance mondiale a dépassé les 20%. La réserve fédérale n’a jamais eu autant d’influence sur les marchés financiers, le dollar est puissant, avec une tendance à l’appréciation.
Les volontés de diversifications du Brésil, de la Russie, de certains pays asiatiques sont réelles mais la dynamique américaine renforce l’apparition de deux blocs : USA et Asie. Pour autant, nous sommes dans une logique de blocs multipolaires avec une poursuite de l’accélération des échanges intra-Asie, des échanges US-Canada-Mexique, et des échanges transpacifiques. Cette reconfiguration est à l’œuvre dès à présent.
Transition énergétique : une solution pour l’Europe ?
L’Europe continue de se désindustrialiser malgré les plans de relance mis en place. Dans le secteur de l’automobile par exemple, la volonté des pays asiatiques de faire de l’Indonésie un leader des batteries automobiles pour avoir une chaine de valeurs automobiles régionale asiatique va accroître les flux entrants vers l’Europe qui elle, n’a pas encore suffisamment développé ce secteur d’activité.
Le vieillissement est le problème principal de l’Europe : une croissance moyenne de population de 0.1%, alors que les USA sont à 0,6%, et l’Asie 0.3% (notamment à cause du Vietnam qui vieillit très rapidement et qui va connaître une baisse de sa population). Pour l’instant l’Europe n’appréhende pas ce problème de vieillissement, la nouvelle organisation de l’économie est un vrai challenge qui n’est pas abordé.
Pour finir sur une note positive, le game changer européen fait le choix de la transition énergétique ce qui peut engendre des flux de commerce sur les biens environnementaux. Mais des accords plurilatéraux à l’OMC seront nécessaires pour développer ce commerce. Ce pari européen doit pendre en compte deux éléments : l’élément de croissance mondial, et comment l’Europe pourrait participer davantage à cette croissance, facteur de puissance économique.
En Conclusion
Les USA reviennent sur le devant de la scène, ce qui est positif, car les relations avec l’Europe sont bonnes. Le vrai sujet est l’articulation à trouver entre une guerre technologique avec la Chine, des tensions militaires dans une zone géographique donnée et le développement du commerce juste à côté avec les autres pays d'Asie. C'est essentiel pour appréhender les évolutions macroéconomiques de la prochaine décennie. Mais il y a moins d’incertitude qu’il y a 3 ans : les banques centrales ayant monté leur taux, les achats de titres ralentissent, ce qui entraine moins de volatilité et de distorsions des prix des actifs.