Mathilde Lemoine (Ph.D) est Group Chief Economist d’Edmond de Rothschild et membre du Comité d’investissement Groupe, elle dirige le service de recherche économique qu’elle a créé. Elle élabore également des axes stratégiques de développement et accompagne les grands clients du groupe. Nous l’avons rencontrée lors de la conférence annuelle « Stratégie d’Investissement » organisée par Edmond de Rothschild Monaco.
Les analystes soulignent l’environnement économique complexe dans lequel nous évoluons. Qu’en pensez-vous et que doit-on retenir de 2023 ?
Nous sommes dans un environnement extrêmement complexe : nous avons développé des indicateurs mesurant la volatilité politique et économique de ces dernières années, et ils sont en croissance.
On retiendra de 2023 le ralentissement de l'inflation : 2,9% en décembre dernier en zone euro, 3,4% aux USA, grâce au resserrement de politiques monétaires extrêmement agressives et restrictives.
Parallèlement nous avons eu de bonnes surprises en matière de croissance tout particulièrement aux USA, où la croissance des 3 premiers trimestres 2023 a atteint 2,3%. En Chine contrairement aux idées reçues, la croissance reste relativement dynamique : 5,2%. En zone euro elle n'est que de 0,6%.
Nous observons donc un resserrement monétaire, une forte hausse des taux directeurs, idem pour les taux longs. Quelles sont vos prévisions macroéconomiques pour 2024 ?
Nous nous attendons à un ralentissement, dû à l'effet retardé des politiques monétaires sur la capacité de financement des entreprises, et sur les marchés immobiliers. Il est difficile d’appréhender les conséquences de cet effet retard. Nous considérons néanmoins que la bonne santé des économies des États-Unis et de la Chine permettra d’en minimiser les conséquences. Donc : une croissance ralentie, mais qui perdure.
Les effets post-pandémie sont-ils toujours sensibles ?
Bien-sûr. Les investisseurs les sous-estiment souvent. L'ampleur des transformations de la structure de consommation post-pandémie est indéniable. Aux États-Unis la part de consommation de biens est encore beaucoup plus élevée qu’avant la pandémie, d’où la modification des structures de production. On constate également un effet de rattrapage persistant sur les services. Cela explique pourquoi l'accélération des salaires a été particulièrement vive dans le secteur de l'hôtellerie et des loisirs. Les banquiers centraux ont été très vigilants, ils ont augmenté les taux pour ralentir l’inflation sans pousser l’économie américaine en récession.
La sur-épargne qui n'a pas été dépensée est aussi une conséquence post-covid. Elle soutiendra l’activité économique en 2024. En revanche, nous subirons un effet de long terme : la pandémie a engendré la dégradation de l'apprentissage et des compétences au niveau de l'école, de l'université, et des salariés qui ont dû décaler leurs formations. Sur le marché du travail le taux de chômage est historiquement bas, parce que la pandémie a complètement désorganisé l'apprentissage. Cela se traduira par une moindre productivité à moyen terme entrainant une difficulté pour les entreprises à dégager des profits. Nous devrons l’intégrer dans nos scénarios macroéconomiques et dans nos investissements.
Du côté de la Chine et de l'Asie, peut-on parler de politique expansionniste ?
La Chine a augmenté son déficit budgétaire pour soutenir la consommation de véhicules électriques et de produits électroniques. Elle a aussi baissé ses taux d'intérêt.
Elle exporte aujourd’hui sa situation de déflation. C'est pour nous un facteur supplémentaire de ralentissement de l'inflation qui va permettre aux banques centrales d'avoir davantage de marges de manœuvre. Certaines ont d’ailleurs commencé à baisser leur taux d'intérêt. Nous nous attendons donc à des baisses de taux pour soutenir l'activité économique à la fin du premier semestre 2024.
Et les relations commerciales Chine/USA ?
Les États-Unis ont développé leurs relations avec l'Asie hors Chine. Les importations américaines en provenance de l’Asie hors Chine ont augmenté de 40% depuis 2017 et sont aujourd’hui supérieures aux importations en provenance de Chine. C’est un phénomène qui va persister. Les États-Unis testent de nouveaux partenariats par exemple avec les Pays-Bas et le Japon pour s'entendre sur la sécurisation des importations de produits électroniques. Ce type de partenariat est une source de croissance.
2024, c’est aussi l’année des élections américaines ?
Pas seulement ! En 2024, plus de 4 milliards de personnes vont voter, mais nous n’intégrons
aucune probabilité de résultats d'élections dans nos modèles. Nous cherchons à définir des tendances communes en période d'élections pouvant infléchir nos résultats et nos appréhensions.
Quelles sont ces tendances ?
À cause de la volatilité et de l'incertitude on observe une hausse de la prime de risque qui peut peser sur l'investissement des entreprises.
La fin du cycle de hausse de taux donne des marges de manœuvre aux banques centrales qui peuvent soutenir l'activité y compris en Asie.
On remarque une compétition des investissements dans divers domaines : la transition énergétique, le développement des entreprises, la cybersécurité... Ces investissements sont communs à tous les gouvernements quelle que soit leur orientation politique. Les dépenses publiques ne baissent jamais avant une élection, c'est un « cycle électoral » qui ne se dément pas, depuis des siècles. Et c'est l’une des raisons pour lesquelles en 2024 nous considérons qu'il y aura du soutien budgétaire de la part des États.