Ce mardi matin, au Monte-Carlo Bay, Edmond de Rothschild Monaco organisait une conférence exceptionnelle réunissant Gérard Ohresser, CEO Edmond de Rothschild Monaco, Mathilde Lemoine, Chef Économiste du Groupe Edmond de Rothschild, Charles Caudrelier, et Cyril Cyril Dardashti, respectivement skipper et directeur général de Gitana Team autour d’un thème commun : comment naviguer dans un monde où l’incertitude devient la norme ?
Gérard Ohresser : Beaucoup d’entrepreneurs nous disent aujourd’hui que le monde est plus incertain que jamais. Est-ce une simple impression ?
Mathilde Lemoine : Ce n’est pas qu’une impression, c’est une réalité mesurée. L’incertitude a augmenté selon tous nos indicateurs. Pour bien comprendre, il faut distinguer l’incertitude du risque. Le risque est probabilisable et assurable : vous pouvez vous assurer contre un accident, par exemple. L’incertitude, elle, est un état, un potentiel futur incertain, non probabilisable, et cela change radicalement les comportements économiques, car on ne peut pas s’en prémunir.
Depuis 2001, l’indicateur mondial d’incertitude a doublé. Plus frappant encore, il a été multiplié par trois depuis l’élection de Donald Trump en 2016. L’incertitude n’est donc plus un phénomène ponctuel, mais une tendance structurelle qui s’est accélérée ces dernières années.
G.O : Quelles en sont les causes principales ?
M.L : Les indicateurs détaillent plusieurs composantes de l’incertitude :
🔹 L’incertitude géopolitique reste relativement faible aujourd’hui, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Elle avait atteint son pic en 2001, avec les attentats du 11 septembre et l’entrée de la Chine à l’OMC, mais reste deux fois inférieure à ce niveau actuellement.
🔹 L’incertitude liée aux politiques commerciales, elle, explose depuis 2016 avec la montée du protectionnisme, des droits de douane et des subventions stratégiques. Cet indicateur a été multiplié par 35 depuis la fin de 2016.
🔹 Enfin, l’incertitude liée aux politiques économiques ne cesse d’augmenter depuis la crise financière de 2008. Elle traduit la perception, par les entreprises, les ménages et les investisseurs, que les gouvernements n’apportent pas de réponses adaptées aux mutations actuelles, qu’il s’agisse de la transition énergétique, des crises financières ou de la guerre en Ukraine.
Quelles sont les conséquences économiques de cette incertitude accrue ?
Elles sont majeures. Tout d’abord, l’incertitude provoque un report des décisions d’investissement. Près de 50 % des entreprises considèrent qu’elle est un obstacle à l’investissement. Cela conduit à un vieillissement des capacités de production et à un ralentissement de la productivité. Concrètement, une hausse de 10 % de l’indice d’incertitude se traduit par une baisse de 1 % de la production industrielle mondiale. C’est considérable.
Ensuite, l’incertitude a des effets puissants sur les marchés financiers :
🔹 Elle provoque une forte demande pour les actifs jugés sûrs, modifiant leurs prix relatifs (ex : obligations souveraines américaines).
🔹 Elle engendre un biais domestique : les investisseurs privilégient leurs marchés nationaux. Les Américains achètent davantage d’obligations américaines, les Européens des obligations européennes, et ainsi de suite. Cette régionalisation du marché des actifs reflète la régionalisation des échanges commerciaux.
Face à cela, comment adaptez-vous votre travail d’économiste ?
La grande différence aujourd’hui, c’est que nous devons intégrer l’incertitude comme une variable d’État. Il n’y a plus de normalité. Nous devons abandonner les modèles économiques traditionnels à moyenne unique et retour à la tendance. Il ne s’agit plus de dire : “après un choc, la croissance reviendra sur sa trajectoire tendancielle”. Cela ne fonctionne plus.
Nous travaillons désormais avec :
✅ Des modèles multi-scénarios probabilistes, intégrant l’incertitude comme donnée structurelle.
✅ Des arbres de décision, en fonction des différents scénarios possibles.
✅ L’abandon des hypothèses de normalité et de linéarité : le monde n’est plus linéaire, il saute d’une tendance à une autre. Les interdépendances sont non linéaires.
En clair, nous considérons que l’avenir n’est plus une simple extrapolation du passé, mais un champ des possibles élargi, nécessitant humilité et agilité stratégique.
Quelles recommandations pour les gouvernements et les entreprises dans ce contexte ?
Pour les gouvernements :
- Privilégier les stabilisateurs automatiques (ex. indemnités chômage, fiscalité adaptable) plutôt que des politiques discrétionnaires adoptées en urgence, souvent inadaptées.
- Améliorer la clarté et la transparence de la communication en matière budgétaire et monétaire.
- Intégrer des clauses de revoyure, afin d’évaluer et ajuster les politiques au lieu de présumer qu’elles resteront pertinentes éternellement.
Pour les entreprises :
- Développer des stratégies fondées sur l’optionnalité, en conservant des marges de manœuvre pour s’adapter aux futurs possibles.
- Renforcer leur résilience opérationnelle en investissant massivement dans le capital humain : maintenir les compétences et la capacité d’adaptation des équipes est directement corrélé à la performance en environnement incertain.
Les prévisions économiques ne sont-elles pas trop psychologisées aujourd’hui ?
C’est une question passionnante. Effectivement, l’imprévisibilité des comportements humains, comme ceux de Donald Trump, relève de l’incertitude pure, impossible à modéliser. Mais la macroéconomie reste fondée sur des interdépendances robustes. Par exemple, la politique américaine actuelle vise une autonomie industrielle, même si cela sacrifie la consommation des ménages. Cette cohérence peut être analysée. Cependant, la transition entre deux systèmes (ex : Bretton Woods vers un autre modèle) reste une zone d’incertitude inévitable.
🔹 “La véritable erreur serait de continuer à raisonner avec des hypothèses de normalité. L’incertitude n’est plus un aléa, c’est une donnée structurelle. L’intégrer pleinement, c’est se préparer avec lucidité au monde de demain.”