De la détection de la fraude à la gestion des risques en passant par le service clientèle, l’Intelligence artificielle va redéfinir fondamentalement la façon dont les banques fonctionnent et interagissent avec leurs clients. Quelles sont aujourd’hui les possibilités offertes par cette révolution technologique ? Quel sont les risques liés à son utilisation ? Les banques de la Principauté ont-elles déjà basculé dans l’ère IA ? Entretien croisé entre Frédéric Genta, Délégué Interministériel à l’Attractivité et à la Transition Numérique et Robert Laure, Président de l’Association Monégasque des Activités Financières (AMAF).
Peut-on dire que l’IA est d’ores et déjà massivement utilisée dans le secteur bancaire ? Ou bien, en est-on encore aux balbutiements ?
Robert Laure : D’un point de vue technicité, on peut dire sans se tromper que le secteur bancaire est un “early adopter“ (1) en matière d’Intelligence Artificielle. La banque s’est en effet tout de suite appropriée cette révolution technologique. En revanche, ce qui reste en phase de construction, c’est la dimension réglementaire et juridique. Dans ce domaine, une série de textes est débattue au niveau européen et international. Je pense notamment à l’IA ACT récemment adopté par les parlementaires européens. Cette régulation est capitale pour le secteur bancaire, qui ne peut pas se permettre de se lancer sans filet dans cette voie. Aujourd’hui, le secteur bancaire est donc dans une exploitation technique, exploratoire, et prudente de l’IA. Son utilisation n’est pas dans sa pleine capacité. Cela va toutefois arriver, à mon sens, rapidement.
Vous diriez donc que la banque a clairement un temps d’avance en matière d’Intelligence artificielle par rapport à d’autres secteurs économiques ?
Frédéric Genta : Absolument et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord car l’industrie financière est une industrie qui est par nature immatérielle et ne nécessite pas, ou peu d’espace physique. Le but de la finance est de comprendre l’économie et ses rendements, et d’allouer du capital aux meilleurs endroits possibles. C’est aussi une industrie qui dispose d’un historique très fort car cela fait plusieurs dizaines d’années que les opérations financières sont numérisées et que les banques disposent de beaucoup de données. Enfin c’est une industrie qui a réussi sa transition numérique comme le prouve le taux de passage des agences physiques aux applications numériques. Dès lors c’est un candidat qualifié pour l’Intelligence Artificielle. De plus, le secteur « Finances et Assurance » représente à lui seul près de 18% du PIB du pays (IMSEE 2023). C’est donc sans aucun doute l’un des domaines les plus prometteurs pour l’adoption de l’IA en Principauté. Dans ce cadre, les banques sont constamment à la recherche de moyens pour améliorer leur efficacité, accroître leur productivité et fournir un meilleur service à leur clientèle, tout en essayant de réduire les coûts. La mise en œuvre d’outils d’IA doit permettre d’atteindre ces objectifs. Le potentiel est considérable, mais il y a également trois grands défis : légiférer rapidement pour être aligné avec le cadre européen et les grandes normes internationales, former les salariés pour favoriser l’adoption et l’usage de l’IA et faire émerger en interne avec l’aide d’experts les bons outils pour transformer l’organisation et ses processus.
Les banques investissent-elles déjà des budgets conséquents sur ces outils d’Intelligence artificielle ?
Robert Laure : Cela fait partie des budgets informatiques, et oui, ce sont des postes d’investissement tout à fait significatifs.
Concrètement, de quelle manière cette technologie peut-elle être utilisée dans le secteur bancaire ?
Frédéric Genta : Dans le secteur financier, l’IA peut aider les banques à réduire leurs coûts et à augmenter leur productivité en automatisant les tâches administratives. De manière très schématique, l’IA peut intervenir dans trois domaines. Tout d’abord dans la gestion des risques et de la compliance. Les algorithmes d’apprentissage automatique analysent en temps réel d’énormes volumes de données financières pour identifier les modèles et les comportements anormaux qui pourraient indiquer des activités frauduleuses. Cette technologie basée sur ce que l’on appelle le machine learning, permet d’identifier les transactions potentiellement à risque. En partant du principe que le passé permet de prédire le futur, la technologie permet d’orienter la création de “red flag” transmis au responsable de la conformité. La machine ne remplacera donc jamais l’humain, mais sera un support indispensable. Le deuxième domaine, c’est l’investissement, avec l’IA ou par l’IA. L’IA est à la fois une aide pour mieux investir mais vu le potentiel de l’IA, il faut également réfléchir à comment tirer du profit de la croissance exponentielle que va connaitre cette révolution.
C’est-à-dire ?
Frédéric Genta : Les banques peuvent utiliser l’IA pour mettre en place des stratégies de trading. Les algorithmes analysent des ensembles de données en temps réel pour détecter des opportunités commerciales et exécuter des transactions avec une vitesse et une précision surpassant celles des traders humains. Cette intégration de l’IA améliore ainsi la capacité des banques à réagir aux fluctuations du marché et à optimiser leurs opérations de trading. Les clients peuvent également trouver de nouvelles opportunités d’investissement dans l’IA. Doit-on par exemple continuer d’investir de l’argent dans les “7 fantastiques“ (2) qui ont fait la croissance de la bourse en 2023 grâce à l’IA. Doit-on investir en Chine ou plutôt en Californie, chaque région ayant une ambition forte sur l’IA. Enfin doit-on investir dans les entreprises “classiques” type Microsoft ou Google ou au contraire aller chercher via des fonds de venture capital, les futurs Microsoft et Google de l’intelligence artificielle. Ces aspects sont indispensables à une stratégie financière en 2024.
Quel est le troisième domaine dans lequel l’IA peut avoir une utilité ?
Robert Laure : Dans la gestion de la clientèle et dans la façon d’interagir avec elle. On voit par exemple de plus en plus de chatbots alimentés par l’IA générative qui répondent aux questions des clients en temps réel. Ils peuvent fournir des informations sur les produits et les services, et recommander des produits financiers personnalisés en fonction des comportements passés des clients, de leurs préférences et de leur situation financière. Cette pratique a été adoptée par la banque JP Morgan aux Etats-Unis qui a également automatisé les vérifications juridiques des clients. Cette capacité de traiter de la donnée en masse de façon extrêmement rapide et efficiente est assez spectaculaire. Et l’Intelligence artificielle générative qui a la capacité de produire du contenu unique, l’est encore plus.
Dans le secteur bancaire monégasque plus particulièrement, l’IA est aussi adoptée ?
Robert Laure : Les banques monégasques appartiennent pour la plupart à des groupes européens et internationaux qui utilisent déjà cette technologie. Donc oui, en Principauté, l’IA a aussi pénétré le secteur bancaire. Essentiellement, au niveau du risque et du contrôle du risque. D’autres outils, je dirais plus bureautiques sont également utilisés comme le célèbre Chat GPT ou encore des outils qui permettent par exemple de faire des comptes-rendus de réunion.
Plusieurs discours tendent à incriminer l’IA pour diverses raisons en mettant en avant la disparition d’emplois ou la perte d’humanisation. Sentez-vous de l’inquiétude à ce propos chez les salariés du secteur bancaire monégasque ?
Robert Laure : De l’inquiétude, il y en a forcément car nous sommes face à un changement d’époque jamais vu dans l’histoire de l’humanité. La rapidité avec laquelle cette technologie s’est déployée est phénoménale. Quand on observe la capacité de pénétration de certaines applications informatiques comme Chat GPT avec 100 millions d’utilisateurs deux mois seulement après son lancement, c’est spectaculaire. À une époque, quand on arrivait à toucher un million d’utilisateurs, on était déjà ravis. Aujourd’hui, on est plutôt sur l’échelle du milliard. Je ne peux donc pas aujourd’hui vous certifier que des métiers ne vont pas disparaître. Peut-être sur des activités de support. Et encore. Un accompagnement humain sera toujours nécessaire. Mais assurément, d’autres métiers vont également naître.
Fréderic Genta : Ce changement est irréversible, et l’impact de l’IA reconnu à l’échelle mondiale. Monaco en a bien évidemment pleinement conscience, et nous devons nous adapter. L’objectif est de saisir toutes les opportunités tout en nous prémunissant des risques même si le risque zéro n’existe pas. Pour la finance plus particulièrement, les enjeux de performance, d’efficacité et de sécurité sont critiques car on touche à un pilier stratégique du système monégasque et l’erreur n’est pas permise. Il existe également beaucoup de craintes sur le risque de perte de la proximité humaine, la suppression d’emplois ou la sécurité des données personnelles. Il faut évidemment être vigilant mais aussi être optimiste. Une IA bien implémentée nous permettra d’être plus compétitif et attractif sur une industrie qui consomme peu de mètres carrés. L’IA est avant tout une opportunité et nous devons la voir positivement car le potentiel est énorme pour des pays disposant de peu d’espaces.
En 2024, le cabinet américain Forrester prédit toutefois que dix banques seront poursuivies pour avoir utilisé de manière problématique l’IA générative, violant ainsi les réglementations sur la protection des données. Quels sont aujourd’hui les risques qu’encourent les banques à utiliser l’IA générative et comment cela est-il compatible avec la protection des données ?
Frédéric Genta : Il faut bien comprendre qu’il y a IA générative et IA générative. Utiliser un chatGPT public avec des données des banques est très dangereux. A l’inverse utiliser un algorithme encadré dans un Cloud souverain avec un espace dédié aux données de la banque est tout à fait envisageable. L’objectif n’est pas d’utiliser l’IA mais de le faire de manière professionnelle et légale. Interdir l’IA dans les entreprises augmentera le risque d’usage illégal. Il faut donc que les acteurs économiques se penchent sur ce sujet dès maintenant sous peine de subir des risques économiques ou juridiques. Pour réussir il faudra des investissements, des talents, de la méthode et du temps. Ce processus de passage à une IA générative controlée sera complexe mais indispensable
Robert Laure : Pour les banques, les risques liés à l’utilisation de l’IA générative peuvent être multiples : leur sécurité et confidentialité, dont Frédéric fait mention (la perte, l’utilisation malveillante, l’accès, le partage, etc) ; et aussi leur exploitation en termes de conformité (les biais et discriminations potentiels, le droit à l’oubli, le RGPD, etc). La protection de ces données en lien avec l’IA générative, passera par des actions et dispositifs volontaires des banques (sécurité, gouvernance, traçabilité, formation) ; et aussi par des évolutions réglementaires supranationales. Toutefois, eu égard à son potentiel, les banques devront adopter l’utilisation de l’IA générative dans des délais rapprochés.
(1) Le terme « early adopter » fait référence à une entreprise qui utilise un nouveau produit, une innovation ou une technologie avant les autres.
(2) Les “Magnificent Seven“ à savoir : les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) auxquelles on ajoute Nvidia et Tesla.
credit photo : © Photo Iulian Giurca / L’Observateur de Monaco