Le 12 décembre dernier, Thomas Lhuillier, Directeur Général de Banque Richelieu Monaco accueillait Jean-Marc Daniel, connu pour son analyse incisive et éclairante de l'économie contemporaine. Diplômé de l'École Polytechnique, spécialiste de l'histoire de la pensée économique, il échangeait avec Alexandre Hezez, Group CIO &Strategist de la Banque Richelieu, et Nicolas Rajner, CIO de Banque Richelieu Monaco. Nous avons rencontré Jean-Marc Daniel.
2024 est une année électorale majeure avec des scrutins aux États-Unis, en Inde, au Brésil, au Bangladesh, et plus de 4 milliards de votants. Ces élections risquent-elles de créer une instabilité économique mondiale ?
Absolument. Ces élections traduisent une montée des incertitudes dans un monde où les préoccupations économiques sont déjà prégnantes. Aux États-Unis, par exemple, l'élection présidentielle, avec Donald Trump comme figure clé, pourrait marquer un retour au protectionnisme, une tendance qui s'observe aussi ailleurs. En Roumanie, un leader inconnu il y a quelques mois a bâti son succès électoral sur des promesses protectionnistes et une critique de l’inflation. Ce phénomène n’est pas isolé : au Sri Lanka, un candidat marxiste-léniniste a capitalisé sur des frustrations similaires.
Les politiques protectionnistes ne renforcent pas nécessairement la souveraineté économique, car elles risquent d’affaiblir le pouvoir d’achat à long terme. Prenez l’exemple des droits de douane : ce sont, en réalité, des impôts indirects. Lorsqu’un produit chinois est taxé à 100 %, ce n’est pas le gouvernement chinois qui paie la note, mais le consommateur américain. À long terme, cette stratégie érode le pouvoir d’achat au lieu de le protéger.
Vous avez également évoqué un enjeu démographique majeur.
Nous vivons une période où les déséquilibres démographiques sont flagrants. Au Japon, 30 % de la population a plus de 65 ans, alors qu’en 2050, la moitié de l’humanité résidera en Afrique subsaharienne et en Inde. Cela pose des défis immenses en termes de solidarité entre régions et générations.
Prenons le Nigeria. D’ici 2050, ce pays deviendra le plus peuplé d’Afrique et l’un des plus jeunes au monde. Pourtant, lors de la récente visite officielle de son président en France, cette opportunité stratégique a été largement ignorée. Nous devons changer notre regard et reconnaître que l’avenir économique se jouera davantage au Nigeria qu’en Pennsylvanie, si je puis dire.
Dette mondiale : comment les pays peuvent-ils préserver leur souveraineté économique ? Parlons de la dette mondiale. Avec des niveaux dépassant 100 000 milliards de dollars de dette publique selon le FMI, comment évacuer ce fardeau économique ?
La dette mondiale atteint effectivement des proportions inquiétantes. Aux États-Unis, le service de la dette publique coûte annuellement 1 000 milliards de dollars, soit un tiers du PIB français. En France, la dette dépasse 3 200 milliards d'euros, un chiffre trois fois supérieur à la dette combinée de tous les pays africains.
Le véritable enjeu pour les pays développés surendettés comme la France ou les Etats-Unis, est la perte progressive de leur souveraineté économique. Une part croissante de leurs actifs – qu’il s’agisse d’immobilier, d’entreprises ou d’autres ressources stratégiques – est désormais détenue par des investisseurs étrangers. La France, par exemple, est le pays où les biens immobiliers sont les plus détenus par des capitaux étrangers. Cela pose une question fondamentale : dans quelle mesure un pays endetté contrôle-t-il encore son propre destin ?
Pour les pays émergents, la problématique est différente. Leur dette est souvent libellée en dollars, ce qui les expose à une volatilité accrue des devises. Cela les place dans une situation de dépendance vis-à-vis de créanciers, surtout quand ceux-ci se montrent très exigeants comme la Chine. Cette asymétrie rend les négociations encore plus complexes.
Vous avez mentionné le rôle du dollar comme monnaie dominante. Peut-il conserver ce statut ?
Oui, et ce pour plusieurs décennies encore. Le dollar est soutenu par deux piliers : la puissance économique des États-Unis et leur force militaire. Historiquement, la domination d’une monnaie repose sur ces deux facteurs. Prenez l’exemple de la livre sterling à son apogée : elle était indissociable de la Royal Navy.
Certains affirment que l’expansion monétaire américaine finira par provoquer une inflation incontrôlée. Cependant, jusqu’à présent, les États-Unis ont su maintenir la confiance dans leur monnaie. Et tant qu’ils posséderont 17 porte-avions et la Réserve fédérale, il est difficile d’imaginer une remise en cause significative de leur hégémonie.
Enfin, abordons l’innovation et l’intelligence artificielle. Cette technologie peut-elle être un levier de croissance économique ?
L’intelligence artificielle (IA) suscite beaucoup d’enthousiasme, mais son véritable impact économique reste à prouver. La question fondamentale est de savoir si l’IA est une innovation, c’est-à-dire une technologie qui améliore réellement la vie des gens, ou une simple invention, fascinante mais sans application concrète pour l’économie.
Trois points méritent d’être soulignés. D’abord, comme pour toute innovation, il existe des résistances. Cela remonte à l’époque des luddites, ces ouvriers du XIXᵉ siècle qui détruisaient les machines qu’ils considéraient comme une menace pour leur emploi. Ensuite, la valeur ajoutée de l’IA est difficile à mesurer, car elle repose sur la manipulation de l’information, un domaine moins tangible que les innovations industrielles ou énergétiques. Enfin, il y a un coût environnemental à considérer. L’IA nécessite une consommation énergétique accrue, souvent alimentée par des énergies fossiles. En 2023, par exemple, la consommation mondiale de charbon a atteint un record historique...
En conclusion, quels conseils donneriez-vous aux décideurs économiques et financiers pour 2024 ?
Je leur dirais de rester pragmatiques. Nous vivons dans un monde en mutation rapide, où les modèles économiques doivent être réinventés pour répondre aux défis sociaux, démographiques et environnementaux. L’avenir appartient à ceux qui sauront établir des ponts entre les économies matures et émergentes, tout en intégrant les technologies de manière réfléchie et durable.